Je cite in extenso ce chapitre du livre de dressage du bon colonel Dommanget, "le dressage de Fram", dont la lecture est toujours aussi réjouissante...
"LES MÉFAITS DE LA FAIM
Mes chroniques sur la dent dure ont incité quelques chasseurs à me citer des cas leur paraissant sortir de ceux envisagés. J'en examinerai un auquel je n'ai jamais beaucoup fait allusion et qui ne manque pas d'intérêt.
Xiki a été vendu à son propriétaire actuel avec la note : « Rapporte avec dent douce plume et poil, mais n'est pas très confirmé sur le gibier marais.»
Xiki s'est conduit suivant les termes de la lettre du patron dresseur qui avait fait son éducation. Il rapportait tout correctement, mais se faisait prier pour la bécassine qu'il appréhendait avec dégoût après avoir été vivement sollicité ou après avoir vu le collier à coulisse sortir de la poche du maitre.
Xiki ne mangeait pas les os de gibier que la cuisinière mettait dans sa soupe. Or Xiki, un beau jour, à la chasse, a appréhendé une bécassine sourde démontée, l'a mâchée et avalée.
Voilà ce qui résulte de la première lettre d'un chasseur qui est persuadé que c'est là un fait extraordinaire.
Je me souviens qu'un de mes chiens a fait la même chose en 1885... et dans mes nombreuses observations depuis cette époque, quelques-unes se rapportent à des faits semblables dont un où la victime était un râle d'eau.
J'ai toujours expliqué par la faim ce retour à l'instinct primitif carnassier, les chiens sauvages n'ayant pas pour les diverses proies des goûts plus ou moins marqués et faisant un sort à tout ce qui leur tombe sous la dent.
J'ai enquêté sur Xiki. Ce Saint-Germain mange habituellement une seule fois par jour à treize heures. Son maitre l'emmenant le matin à. la chasse ne lui donne rien à se mettre dans l'estomac. Excessivement généreux, Xiki se dépense et prend de l'appétit et à quinze heures il avale un jaquet ! il aurait sans doute mieux aimé une tartine ou une soupe !
Dans mes aventures guerrières entre la Cilicie et la Syrie, au milieu des neiges de l'Hamanus, j'ai vu des chevaux manger des planches entières, du cuir, et s'arracher les uns aux autres la crinière, la queue, etc... C'est l'histoire d'Henri IV qui, égaré dans la forêt, se régala du morceau de pain rassis d'un bûcheron.
Avec un chien de 18 mois comme Xiki qui boufferait de la salade à l'huile de ricin, il est de bonne précaution de ne pas faire naître la tentation, donc de nourrir avant le départ et même en chasse, à l'heure du déjeuner. Cela n'empêche pas de donner la râclée avec la chaussette à clous ou la chaîne et si on le peut, le vomitif, dans le cas d'un gibier avalé.
Il y a des hommes qui n'ont jamais eu faim ; il y en a d'autres qui connaissent les douleurs du besoin ; ceux-ci comprendront mieux que ceux-là pourquoi l'aversion à l'égard du gibier d'eau a pu un jour disparaitre chez un braque.
Je puis rattacher au précédent fait celui d'un Malinois policier dressé à n'accepter de nourriture que de son maitre et un beau jour, ayant jeûné, allant manger une ordure en ma présence, au grand ébahissement de son nouveau propriétaire.
La faim a rendu voleurs des chiens auxquels leurs maîtres auraient confié leur propre soupe à garder.
« C'est l'occasion qui fait le larron ». Mais en admirant la sagesse des nations qui a créé les proverbes, il faut décomposer le mot « occasion » en une moitié subjective et une moitié objective. Celui qui est en état de désir est joliment prêt à se laisser vaincre par la première séduction.
La morale, car toute histoire comme toute fable doit en comporter une, est de neutraliser le subjectif quand on doit rencontrer l'objectif ; ou si l'on est dans l'impossibilité absolue de modifier le subjectif, il faut se détourner de l'objectif, à moins que l'on ait pu transformer complètement ce dernier.
En termes plus clairs, chassons avec un chien qui n'ait pas de crampes d'estomac parce que nous lui avons donné son PDDM (petit déjeuner du matin). Ou si les circonstances nous obligent à chasser avec un affamé, ne faisons pas rapporter par celui-ci sans surveillance une petite pièce de gibier facile à gober.
Il y a peut-être encore des lecteurs doutant de la possibilité pour un chien méprisant le gibier d'eau de déjeuner avec. Je regrette de ne pouvoir les faire assister au retour d'une troupe qui vient de passer quelques semaines dans une colonne sans B. M. C. Ces sceptiques verraient les succès des vieilles hétaires, édentées et souvent malsaines dont les peintres moyenâgeux oseraient à peine reproduire les traits pour la représentation des sorcières du Sabbat ; alors ils observeraient la perversion née de la privation et comprendraient vite qu'un braque à jeun depuis vingt-sept heures, ayant turbiné dans le marais, ait fait ses délices d'un bécot."